ESPACE LIMITE de Sasha BARTHÉLÉMY

Le MASTER LETTRES TEXTE INTERPRÉTATION ÉDITION & ÉCRITURE de l’UL / Nancy publie

Ce début de roman on ne peut plus stimulant (nous attendons la suite !) a été produit dans le cadre du volet « Écriture de création » (resp. Véronique Montémont) de l’UE 1001. EC2 du Master 2  Lettres Texte Interprétation Édition & écriture de l’UL / Nancy. Il est publié avec l’aimable autorisation de l’auteur. Sasha Barthélémy est le nom de plume d’Enguerrand Bedez (M2 Lettres TIE Nancy 2023-2024).

 

Espace limite, de Sasha BARTHÉLÉMY

1

« Un cancer est un trop-plein de vie », avait dit la docteure. Hier, cela m’avait passablement énervé. Je n’avais pas aimé cette tentative de tirer du positif de la situation, comme si les tumeurs étaient motivées par des forces karmiquement à l’équilibre, comme si la mort faisait partie du cycle de la vie, ou tout autre idée banale de ce type qui n’a jamais aidé qui que ce soit. Malgré tout je lui ai pardonné, car je lui pardonne tout, à elle. Mathilde n’était pas l’une de ces beautés atomiques, celles qui vous dévalisent, vous font tituber et respirer par la bouche au premier coup d’œil, mais elle avait cette sorte de physique attendrissant et doux, légèrement supérieur à la moyenne, qui d’abord vous laisse relativement indifférent, puis au fur et à mesure que vous habituez votre regard à ses traits, votre esprit alors s’y habitue à son tour et s’y attache comme à un nouveau-né. Après quoi, avant même que vous ne le sachiez vous-même, vous faites une première concession inhabituelle concernant votre avis sur un film quelconque ou une idée à laquelle vous teniez, alors il est déjà trop tard, vous êtes acquis à sa cause et vendriez femmes et enfants pour son approbation.

J’attribuais sa faute de goût de la veille à sa jeunesse, même si à vrai dire sur le plan factuel elle n’avait pas tort : les cancers sont des trop-pleins de vie. Les cellules se divisent en un acte nommé mitose, et chaque mitose vient avec un risque faible de mutation d’ADN, lequel à son tour peut causer une prolifération incontrôlée dans l’organisme. En principe, la limitation d’environ cinquante itérations de mitose par cellule empêche le corps d’exploser de l’intérieur, une limitation qui s’explique par le raccourcissement progressif lors de chaque division des télomères nécessaires au bon fonctionnement de ladite cellule. En cas de cancer, le corps actionne de manière illicite une enzyme appelée télomérase qui reconstitue ces télomères, et ainsi provoque une démultiplication infinie des cellules. On parle de cancer lorsque suffisamment de cellules s’agglutinent pour devenir une tumeur autonome, c’est-à-dire un mini-organisme capable de développer ses propres vaisseaux sanguins oxygénés – ce phénomène est connu sous le nom d’angiogenèse, signe annonciateur d’un décès probable. J’avais appris tout cela pour pouvoir parler avec Mathilde, car je n’étais pas très intéressant par ailleurs. J’estimais pouvoir discuter du sujet sans ridicule, et l’on en rigolait parfois avec les oncologues ; j’étais « ce patient », celui à qui l’on demandait des renseignements médicaux en cas de trou de mémoire.

Je passais le plus clair de mon temps cloué au lit, avec pour seule distraction la petite vie hospitalière et le beau monde que l’on apercevait par la fenêtre. Cinq fois par semaine, un coureur quinquagénaire faisait de petits allers-retours inlassablement dans la cour extérieure de l’hôpital. Lui, comme les autres coureurs de ce monde, s’essoufflait, s’époumonait pour survivre un peu plus longtemps. Tous portaient des tenues qui en d’autres circonstances seraient humiliantes, et rien d’autre qu’humiliantes. Souvent moulantes, souvent bigarrées, toujours laides. C’est un jeu de dupes, où le temps perdu à agiter sa moitié inférieure permet de gagner par-après un temps de vie plus ou moins équivalent à celui que l’on aurait pu passer à faire autre chose de plus amusant. Pourtant il faut courir, toujours courir. À contre-courant, en fuite. Alors ils courent, pourchassés par leur corps limité. Ils étendent leur durée ; ils repoussent la mort, tandis qu’ils courent vers la lumière. Ce quinquagénaire, donc, faisait du monde extérieur un hôpital ; nous partagions une complicité secrète.

Le reste de mon temps était passé chez moi, où une partie non négligeable du mobilier avait été aménagée pour ma maladie. Elle était locataire en moi, et locataire de mon appartement ; elle puisait dans mes ressources, dans l’attente de devenir seule rentière. L’unique pièce qu’elle n’avait pas parasitée était les toilettes, où je passais mes heures tranquillement à me cultiver sur le trône. Je possédais une impressionnante collection de mooks hors-série du journal Le Monde et de classiques Pléiade qui m’y attendait, dont je n’épuisais jamais l’encre. Il faut en croire mon expérience : la culture légitime n’est jamais mieux absorbée qu’aux chiottes, là où l’air et le siège sont froids, une pièce de lecture perpétuellement matinale.

Lorsque j’essaie de me souvenir de mes journées, je ne vois de fait que les murs verts et blancs de ma chambre d’hôpital, et le papier-peint fleuri de mes cabinets. Mon cerveau élimine les moments superflus, machinaux, de telle sorte que ne reste que là où mon esprit s’est éveillé ; alors, je suis partagé entre un monde qui sent le vétiver et la javel, et un autre, qui sent les coquelicots et la merde. L’alternance régulière entre les deux lieux empêchait mon nez de s’acclimater tout à fait. Du point de vue darwinien, il est théorisé que le nez bloque l’odeur de son propre domicile pour mieux détecter les variations olfactives, les intrusions potentielles, la pourriture de la mort et des maladies, bref, les menaces qui pèsent sur la tanière – et donc le clan. J’en étais arrivé à la conclusion que contrairement à une première intuition, la plupart des Français ne mouraient pas avec l’odeur de l’hôpital dans les narines, mais avec le néant, tant leur odorat s’était, tel est mon postulat, habitué à cette senteur aseptisée qui ne posait aucun danger en apparence, quoique la mort soit plus probable là-bas que n’importe où ailleurs. En naviguant entre chiottes et hôpital, je m’évitais ce destin gris ; à tout prendre, mieux valait les fleurs et les excréments de mes cabinets que le néant. Comme le dit un proverbe japonais que je trouve le plus beau parmi tous : « un homme est la pièce dans laquelle il se trouve ».

 

2

La première fois que Mathilde avait prononcé le mot « tumeur », maintenant qu’il était pour mon compte – car ces mots ne semblent faits que pour les autres –, j’avais réalisé avec surprise à quel point il était littéral : tu-meurs. Je n’avais jamais été quelqu’un de particulièrement agréable, d’ailleurs je ne considère pas outre mesure que ce soit une qualité que d’être agréable, mais la nouvelle de ma maladie m’avait rendu encore plus irritable. Pourtant, j’avais entendu que l’imminence de la mort rendait les gens plus tolérants, plus calmes. En ce qui me concerne, je pense à l’inverse que mon temps est devenu d’autant plus précieux, et je n’ai certainement pas le temps pour les conneries, les laïus, les imprécisions, les futilités, les sophismes, enfin, tout ce qui fait perdre du temps. Dans les faits, à cause de cela entre autres, la plupart de vos proches vous lâchent, sans doute aussi parce que vous leur rappelez sur un mode allusif qu’eux aussi vont mourir, pour ne rien dire de votre apparence physique sur le déclin. On est toujours surpris de voir à quel point l’apparence physique compte en amitié. Je ne pouvais pas en vouloir à mes anciens amis, car à vrai dire, si leur poids avait drastiquement augmenté et qu’ils avaient cessé d’aller chez le coiffeur ou de se laver, j’aurais moi aussi déguerpi, maladie ou non. Dans leurs derniers moments d’amitié, je voyais la pitié que ma carcasse leur inspirait, alors bon débarras. Le cancer fait le tri. Il n’y a rien de déplorable à cela. Plus souvent, c’étaient les femmes qui restaient, le physique n’ayant jamais été pour elles une priorité, en tout cas au-delà du strict minimum : pas de handicap visible, de brûlure majeure, de surplus graisseux évident ; avoir une hygiène respectable. En fait, il suffit de ne pas avoir un physique embarrassant, ce qui est bien la moindre des choses – tout est affaire de réputation.

L’avantage principal du cancer, à condition que l’on soit résigné comme je le suis, est de pouvoir s’adonner sans honte à tous les vices interdits par les médecins – alcool, drogues, sucre… –, et aucun d’entre eux n’aurait les couilles de vous les interdire alors que votre vie ne tient plus qu’à un fil, que votre décision vient d’un stoïcisme et d’une sanité mentale à toute épreuve. Au mieux ils peuvent soupirer, mais votre décision est irrévocable, votre destin à peu près sûr. Grâce à mon amitié de circonstance avec le personnel hospitalier, j’étais autorisé à sortir de ma chambre pour fumer, parfois même avec mes soignants, ce qui ne manquait pas de faire lever quelques sourcils. Parfois, Christian, le chef de service, alors que nous clopions, me disait d’arrêter, qu’il pourrait avoir des problèmes, que je ne faisais qu’augmenter la souffrance que je subirais à court terme. En me disant cela, il avait un petit sourire gêné, ce qui me faisait comprendre qu’il comptait sur moi pour m’auto-réguler, chose dont il était lui-même incapable, et que par conséquent il n’interviendrait jamais directement pour m’empêcher de me tuer à petit feu. En cela, c’était un excellent médecin. Comme moi, Christian trouvait particulièrement dégueulasse l’idée de mourir avec dignité, alors que la seule indignité qui soit est dans l’œil de l’observateur, jamais de l’observé. L’observateur qui crie à qui-veut-l ’entendre qu’il faut abréger les souffrances au service de la dignité ne fait que souligner ses propres lacunes, son propre regard répugné. Je ne me dégoûtais pas à titre personnel. Je m’étais enlaidi, indisputablement, mais rien de plus. Or, je mets au défi quiconque de ne pas s’enlaidir, avec le temps. Mieux valait mourir selon ses propres termes, là était la vraie dignité, certainement pas dans une condition physique ou mentale, et en ce qui me concerne, cela impliquait d’avoir en bouche la brûlure froide du tabac.

 

3

Quand Christian matait le cul de Mathilde, j’étais partagé entre l’envie de le frapper et la compréhension connivente du partenaire d’observation. En somme, nous étions des mammifères, avec tout ce que cela suppose de rivalités et de collaboration. À plus large échelle, un hôpital est un lieu de lutte, a minima dans les ailes où les patients ont un espoir de guérison et des facultés mentales suffisamment intactes. Une lutte de survie, évidemment, mais aussi une lutte entre patients et docteurs, patients et patients, docteurs et docteurs, et toute combinaison envisageable avec les autres métiers thérapeutiques à un niveau plus granulaire. Souvent, la lutte est silencieuse, faite de gobelets de pisse renversés, de lits mal faits, de portes laissées ouvertes. Toutes les bassesses sont de bonne guerre. Cela a même quelque chose de gentiment enfantin, avec le recul. Mathilde, à ma connaissance, ne prenait jamais part aux querelles. Cela la rendait supérieure à la masse, mais pour tout dire j’aurais aimé qu’elle me chamaille, qu’elle ourdisse une haine secrète envers moi, enfin tout ce qui m’aurait évité l’indifférence. Par rapport à l’indifférence, tout sentiment est souhaitable, même les pires. J’en connaissais un rayon sur le sujet. Mon seul et unique mariage était né et mort respectivement dans la haine et dans l’indifférence, justement. Cela n’avait rien d’unique, c’était même la norme. En Occident, le mariage était une institution symboliquement morte, sans intérêt, sauf si l’on aime se faire détrousser jusqu’à l’os en cas de litige. N’importe quel amant rationnel sait qu’en mettant la bague au doigt, il se condamne sur le plan légal, surtout s’il est un homme. Pourtant, cela n’avait pas dissuadé une masse encore importante de Français, quoique sur le déclin, à perpétuer la cérémonie – Dieu sait pourquoi. J’avais eu la preuve définitive de la corruption du mariage en voyant avec quelle satisfaction le mari de ma voisine de chambre avait rempli les papiers relatifs à son décès – peut-être un héritage à l’horizon, va savoir. Quoi qu’il en soit il était content, chose que je pouvais envisager connaissant la défunte, mais cela n’excusait pas pour autant son comportement. Même si mon amitié pour cette dame n’était pas immense, je ne serais pas allé jusqu’à me réjouir de sa mort en exhibant l’honnêteté de ma traîtrise. Je n’aurais pas pleuré non plus, la mort et particulièrement celle des autres m’ayant toujours semblé un évènement plus ou moins neutre, enfin peu importe.

Ma première rencontre avec la mort d’un autre remontait à l’été 2003. Ma tante m’avait prévenu au téléphone qu’elle venait de perdre sa mère, ma grand-mère. Je m’étais senti vaguement coupable de m’être étiré, d’avoir baillé et lavé la vaisselle immédiatement après son appel, mais bon, c’est ce que mamie aurait voulu. J’étais pour tout dire relativement indifférent à son sort, mais en tant que dernier et seul grand-parent dans ma vie, il m’avait semblé sur le moment que le plafond s’était abaissé au-dessus de ma tête ; une génération s’était éteinte, et mon lave-vaisselle fuyait. Elle était morte subitement – pour peu que l’on puisse encore mourir « subitement » à quatre-vingt-dix ans –, possiblement des suites indirectes de la canicule. Lorsque je dus par piété filiale constater le jour même l’état du corps, encore allongé dans le lit de ma tante, il n’était plus possible de faire le malin. L’ouverture de la porte entrebâillée de la chambre où se trouvait mamie dégageait une aura mortifère qui ne semblait pas déranger les membres de ma famille, poliment rangés en file indienne pour se recueillir. J’étais comme l’étranger camusien, sans deuil, à ceci près que j’étais interdit de la mort, que je ne pouvais pas faire face à son corps sans vie ; j’imaginais croiser un squelette, ou éventuellement un macchabée la gueule ouverte infesté par les asticots. Je me souviens d’une cheville raide. Je ne voulais pas en voir davantage. Certains pleuraient, d’autres évoquaient la vie après la vie, d’autres se relayaient pour fumer, de sorte à ne pas laisser ma tante seule et éplorée, en la rassurant pour gagner du temps que mamie « était partie paisiblement » – j’émets encore des doutes à l’idée qu’une crise cardiaque ou un AVC furtifs qui étouffent la victime au milieu de la nuit puissent être considérés comme paisibles – ; on se regardait dans les pieds, on mettait les mains en feuille de vigne, on osait avec précaution de petites plaisanteries pour détendre l’atmosphère sans succès entre deux verres de Coca zéro, boisson privilégiée des enterrements en raison de son indice calorique faible, symbole d’un sursaut d’inquiétude pour la santé de ses proches après un décès. Tels étaient les véritables rites funéraires de notre époque. Pour beaucoup d’archéologues, les rites funéraires sont les indicateurs historiques les plus précieux, et certains avancent même qu’il s’agit du premier acte identifiable comme authentiquement symbolique, par lequel Sapiens sortirait de l’animalité la plus brute au profit d’une civilisation balbutiante. Sans doute examinerons-nous dans mille ans nos rites avec une certaine circonspection. Peut-être trouvera-t-on étrange de s’attacher à de la matière organique inerte, de la data en somme, en lui accordant un cérémonial, plutôt que de carboniser la dépouille dans un besoin de gain d’espace et de temps, ou de substituer aux cimetières des centres commerciaux, des HLM ou des parkings, enfin, quelque chose d’autrement plus utile. Peut-être dans un autre registre trouvera-t-on tout aussi étrange de ne pas systématiquement utiliser les corps comme nourriture pour les bêtes ou comme fertilisant. L’horizon de l’humanité est, espérons-le, d’optimiser ses rites, de se soustraire à toute obligation traditionnelle ou fonction irrationnelle, comme heureusement elle le faisait de plus en plus dans les autres sphères de la société.

Les funérailles chrétiennes dans leur style, n’étaient pas optimales. J’observais sous la chaleur insupportable de l’été la chorale d’octogénaires féminine, dont les voix n’étaient plus vaillantes, le curé dont la bonhommie et le ton rappelaient le discours d’un candidat à la mairie d’une localité rurale, et enfin l’organiste, qui jetait un regard glacial au moindre bruit de portable ou au moindre sourire – dont il trouvait certainement la présence inconvenante au vu des circonstances – ; tous rassemblés pour une pauvre vieille dame de plus dont ils ne garderaient pas le moindre souvenir, à part éventuellement celui des petits fours placés devant la façade extérieure, qui, il fallait bien le reconnaître, marquaient l’apothéose de la journée. Dans l’entrée de l’église, des posters avec des adolescentes en serre-tête et t-shirts couleur pastel vantaient les mérites du Christ, dans la veine des gamines promotionnelles, souriantes et proprettes, des boîtes de jeux de société. Inscrit au bas, l’adresse du site de la paroisse, dans l’espoir d’atteindre la jeunesse, plus déconnectée de Dieu que jamais au moment du gonflement de la bulle internet. Je faisais naturellement partie de cette jeunesse, quoiqu’un peu plus âgé que le public cible. Pour ma part, tout le folklore biblique m’avait rendu la cérémonie totalement ridicule (Jésus dénudé, vitraux low-cost, bougies parfumées, panier de quête rempli de francs devenus inutiles, mouvement en croix de la Trinité…). J’étais impatient que les chants cessent, en fait, que le bruit cesse. L’orgue, pour tout son symbolisme, reste un instrument flou, pour lequel la même mélodie pouvait tantôt me faire entendre Amazing Grace tantôt Il est des nôtres, et il fallait que je sorte dès que possible pour m’extraire de ce calvaire médiéval sirupeux. J’avais déjà compris au téléphone que mamie était morte : inutile d’enfoncer le clou.

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