La lutte contre la « subversion marxiste » dans les années 1968 : discours politique fictionnel ou construction idéologique ?
L’exemple de la « Tricontinentale rouge » (1968-1974)
Bryan Muller
Bryan Muller est professeur d’histoire-géographie et doctorant en histoire politique contemporaine au laboratoire CRULH (Université de Lorraine). Il étudie la violence militante gaulliste et la lutte anti et contre-subversive menée par le pouvoir et les organisations gaullistes contre les mouvements de gauche et d’extrême-gauche. Il a notamment publié « Violences politiques entre RPF et PCF dans le Midi toulousain entre 1947-1953 : quels rôles pour le service d’ordre gaulliste ? » (2017), in AUDIGIER, François (dir.), Histoire des services d’ordre en France, du XIXe siècle à nos jours, Paris, Riveneuve, « Violences et radicalités militantes », p. 141-160, et « Les gaullistes et la violence militante en période électorale (1968-1981). Le cas de ”l’anticentrisme” dans le Nord-Est » (2019), in POZZI Jérôme et EL GAMAL Jean (dir.), Le Grand Est 1870-2019. Forces et cultures politiques, Nancy, Presses Universitaires de Nancy – Éditions Universitaires de Lorraine, p. 255-270.
Résumé
Profondément marquée par les événements de mai-juin 1968, la majorité gouvernementale (gaullistes et libéraux, rejoints par une partie des centristes en 1969) s’appuie sur le ministère de l’Intérieur et certaines organisations militantes gaullistes (les « gaullistes d’ordre ») pour affronter les mouvements « révolutionnaires ». Le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin développe le mythe de la « Tricontinentale rouge », sorte de vaste complot international marxiste, pour expliquer les désordres passés, les discréditer par l’idée d’une intervention extérieure, et justifier un accroissement de la répression. Les « gaullistes d’ordre » vont partager la crainte d’une « subversion marxiste » à l’œuvre et soutenir les actions répressives du ministre breton.
Mots-clés
gaullisme, marxisme, subversion, violence militante
Abstract
Deeply marked by the events of May-June 1968, the government majority (Gaullists and
Liberals joined by some Centrists in 1969) relied on the Ministry of the Interior and some Gaullist militant organizations (the ‘Gaullists of order’) to confront the ‘revolutionary’ movements. Interior Minister Raymond Marcellin developed the myth of the ‘Tricontinentale rouge’, a sort of vast international Marxist conspiracy, to explain past disorders, discredit them with the idea of external intervention, and justify increased repression. The “law and order Gaullists” will share the fear of a ‘Marxist subversion’ at work and support the repressive actions of the Breton minister.
Keywords
Gaullism, Marxism, militant violence, subversion
Introduction
« Partout et tout de suite, il faut que s’organise l’action civique. Cela doit se faire pour aider le gouvernement […] à sauver autant que possible l’existence de la population, et à empêcher la subversion à tout moment et en tous lieux » (Le Monde, 31 mai 1968).
Prononcés par le général de Gaulle lors de son allocution radiodiffusée du 30 mai 1968, il s’agit d’un appel aux militants gaullistes et, plus largement, aux opposants aux événements de mai-juin 1968 à se rassembler et à soutenir le pouvoir dans sa riposte. Il faut dire que la situation au 30 mai 1968 est complexe. Des millions de salariés sont en grève, les stations d’essence sont à sec, les étudiants se révoltent et les finances sont mises à mal par la fuite des capitaux à l’étranger (Loyer, 2018). Le pouvoir est vivement contesté et paraît dépassé. La majorité parlementaire, composée des gaullistes et des Républicains indépendants (RI), donne l’impression aux contemporains d’être désemparée. Un nombre réduit de militants gaullistes et nationalistes rejettent en bloc la situation en cours en agissant activement sur le terrain. Ils se trouvent principalement au SAC (Service d’action civique), à la CFT (Confédération française du travail) et parmi les néofascistes d’Occident. Une autre organisation gaulliste, les Comités de défense de la République (CDR), apparaît le 13 mai 1968 en réaction aux événements en cours et participe au sursaut gaulliste. Ensemble, elles soutiennent activement la restauration de l’ordre public (Pozzi, 2011). Malgré leur inimitié profonde, les militants gaullistes ainsi que ceux d’extrême-droite parviennent tant bien que mal à « s’entendre » à travers l’existence d’un ennemi commun, le « révolutionnaire ». Les candidats gaullistes, rassemblés autour de l’Union pour la défense de la République (UDR), profitent de la situation pour dresser un tableau sombre de la France, promettant réformes dans le calme s’ils étaient élus, chaos et dictature marxiste s’ils étaient rejetés. Car dans le tumulte des événements de mai-juin 1968, les gaullistes et leurs alliés trouvent rapidement les coupables idéaux : les « gauchistes » (assimilation des militants d’extrême-gauche : les trotskistes, les maoïstes, les anarchistes, etc.). Responsables du désordre ambiant, ils agiraient dans l’espoir de discréditer puis d’abattre la Ve République, afin d’instaurer une dictature marxiste. Les libertés d’expression, d’opinion, de vote ou encore de manifestation seraient supprimées et la France rejoindrait le bloc de l’Est. Derrière cette « subversion marxiste » se cacheraient des pays étrangers : URSS, Chine maoïste, Cuba. Ce discours antimarxiste n’est pas l’apanage des gaullistes. Des RI (dont Michel Poniatowski, proche de Valéry Giscard d’Estaing), des centristes (tels Joseph Fontanet et René Pleven) et même quelques socialistes dissidents exploitent les événements pour accroître leur chance d’être élus (Muller, 2018). Toutefois, si des politiciens tiennent un discours anxiogène dans le but de nuire à leurs adversaires de gauche (socialistes et communistes en particulier) et d’extrême-gauche, nombre d’entre eux croient à l’existence d’une « menace rouge ». Parmi ces hommes alliés aux gaullistes et foncièrement hostiles à la gauche et l’extrême-gauche se trouve Raymond Marcellin. Député-maire RI de Vannes, Raymond Marcellin est un farouche défenseur de l’ordre. Prônant une attitude ferme à l’égard des « agitateurs » (Leblond, 2018), il est nommé ministre de l’Intérieur par le général de Gaulle le 31 mai 1968 pour remplacer un Christian Fouchet jugé trop timoré et le reste jusqu’en février 1974. Installé à la place Beauvau, le nouveau locataire développe la thèse d’un complot international mis en place par la « Tricontinentale rouge ». L’expression de « Tricontinentale rouge » vient du nom de la conférence de la Tricontinentale, qui s’était tenue en janvier 1966 à La Havane. Son objectif initial était de soutenir les mouvements indépendantistes et de combattre toute forme de (néo)colonialisme. Rassemblant finalement les représentants de nombreuses organisations se réclamant du marxisme provenant de tous les continents, elle manifeste le souhait de propager la révolution marxiste dans le monde entier (Faligot, 2013). Pour l’en empêcher, Raymond Marcellin et ses soutiens (notamment la frange la plus conservatrice du gaullisme) agissent en déployant de vastes activités anti et contre-subversive (Cochet, Dard, 2010). L’anti-subversion consiste à repérer et dénoncer la « subversion » à l’œuvre en utilisant les moyens de communication les plus variés possibles : presse écrite, radio, télévision, tracts, affiches, papillons, etc. La contre-subversion qualifie la lutte frontale contre la « subversion » sur le terrain, avec l’envoi de membres des forces de l’ordre pour arrêter les « gauchistes » bafouant la loi, mais aussi la décision des organisations politiques d’envoyer les militants combattre les « éléments subversifs » sur un campus, une usine ou encore dans la rue. La présente étude s’interroge sur la perception et les moyens employés pour mener la lutte anti et contre-subversive, au niveau de la base militante gaulliste, mais également au niveau gouvernemental à travers le rôle du ministre de l’Intérieur breton. En s’appuyant sur les mémoires de Raymond Marcellin et son ancien membre de cabinet François Leblond, il est possible d’appréhender l’idée que se faisait le ministre de l’Intérieur de la « subversion marxiste ». Les mémoires de François Leblond permettent également de compléter l’apport exceptionnel des archives policières, (sous-)préfectorales et ministérielles. Les circulaires et notes émises par Raymond Marcellin ainsi que les comptes-rendus hebdomadaires du bureau de liaison conservées aux Archives nationales de France (site de Pierrefitte-sur-Seine) sont particulièrement édifiants sur la question. Les archives – très parcellaires et inégalement réparties – du SAC, de l’UNI (Union nationale interuniversitaire), de la CFT et des CDR offrent des informations précieuses sur la part qu’ont joué ces organisations dans la lutte anti et contre-subversive militante. Leurs bulletins internes en disent long sur leur idéologie et leurs activités. Enfin, la presse nationale (Le Monde, L’Humanité et le Figaro) parachève la présente étude en apportant des données statistiques complémentaires avec celles recueillies dans les autres sources mentionnées. En forgeant le mythe de la « Tricontinentale rouge » et en affirmant le tournant sécuritaire du pouvoir gaulliste par l’accroissement de ses capacités répressives, Raymond Marcellin joue un rôle primordial dans l’opposition de la majorité gouvernementale (gaullistes et RI, rejoints en juin 1969 par les centristes de Centre démocratie et progrès) aux activités politiques des mouvements de gauche et (plus encore) d’extrême-gauche.
La lutte militante contre la « subversion marxiste »
Déterminés à lutter contre les organisations se réclamant du marxisme, les mouvements issus des droites libérale et gaulliste se montrent actives au Parlement, dans les médias et sur le terrain (avec le concours indirect de l’extrême-droite). Si elles ont des objectifs communs, les droites peinent parfois à masquer leurs rivalités et n’apprécient guère les militants d’extrême-droite. De fait, les militants les plus actifs dans la lutte anti et contre-subversive sont issus de l’extrême-droite et du « gaullisme d’ordre ».
Les relais du « gaullisme d’ordre »
Le gaullisme est une famille politique traditionnellement départagée entre trois catégories : le « gaullisme de gauche », le gaullisme « modéré » (teinté de démocratie chrétienne et de conservatisme), et le gaullisme conservateur. Le « gaullisme d’ordre », qui a été identifié et défini pour la première fois en 2012 par François Audigier, représente la frange la plus conservatrice de la famille gaulliste. Les gaullistes conservateurs se démarquaient dès les débuts du gaullisme (au temps du Rassemblement du peuple français, RPF) par leur profond anticommunisme, leurs liens avec le monde militaire, leur défense de l’école libre et de l’empire colonial. Avec la mise en sommeil du RPF en 1953, les éléments les plus virulents se retrouvèrent dans des groupuscules proches de la droite nationaliste qui furent qualifiés de « nationaux-gaullistes ». Ceux-ci se distinguèrent en participant, de prêt ou de loin, au retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 et à la défense de l’Algérie française. Le discours sur l’autodétermination en 1959 puis l’indépendance de l’Algérie en 1962 affaiblissent grandement ce courant qui ne disparut pas pour autant. En effet, les gaullistes conservateurs parviennent à se faire entendre durant les années 1960 en promouvant la défense nationale, la préservation de la morale traditionnelle, la primauté de l’État et la suspicion à l’égard du marxisme. Cependant, ces conservateurs n’ont pas conçu d’idéologie spécifique à partir de ces principes. Tout change avec les événements de mai-juin 1968. Désormais, les gaullistes sont unis dans la répression des troubles causés par les manifestants et la tendance ultraconservatrice du gaullisme va forger une nouvelle idéologie autour d’une partie des individus, organisations et réseaux du gaullisme conservateur. Ces « gaullistes d’ordre » développent une pensée inédite autour de la « subversion marxiste », son fonctionnement, ses idées et les moyens de la combattre. Le « gaullisme d’ordre » s’appuie sur cette opposition et la nourrit de fantasmes proches des théories complotistes, n’hésitant pas à voir une sédition (inter)nationale où l’ensemble des organisations de gauche et d’extrême-gauche seraient unis dans le but d’abattre la Ve République.
Pour vaincre cette menace, les « gaullistes d’ordre » se rassemblent autour d’organisations conservatrices anciennes (SAC, CFT, AN) et nouvelles (CDR, UNI). Le Service d’action civique (SAC) est le service d’ordre (SO) du parti gaulliste. Héritier de l’ancien SO du RPF qui a combattu régulièrement les communistes, il est protégé par le conseiller élyséen aux affaires africaines et malgaches et père de la Françafrique, Jacques Foccart. Pierre Debizet, ancien partisan de l’Algérie française qui refusa de combattre les nationalistes et de Gaulle, est rappelé par Foccart pour guider le SAC dans les actions musclées et le soutien logistique aux organisations gaullistes. Fondée en 1959, la Confédération française du travail (CFT) est un syndicat indépendant anticommuniste cofondé par des gaullistes. Proche des élus et cadres gaullistes et libéraux, elle combat l’influence de la CGT et de l’extrême-gauche dans les entreprises sous la houlette de Jacques Simakis. L’Association nationale de soutien à l’action du général de Gaulle (AN) est fondée et contrôlée par Pierre Lefranc. Se voulant l’incarnation du gaullisme orthodoxe (« pur », « originel »), elle offre des services similaires à ceux du SAC. Toutefois, son efficacité sur le terrain est plus limitée car elle est composée avant tout de vétérans du gaullisme se cantonnant dans les activités commémoratives et le collage d’affiches occasionnel. Les événements de mai-juin 1968 ont entraîné la formation de deux nouvelles organisations, les Comités de défense de la République (CDR) et l’Union nationale interuniversitaire (UNI). La première est créée le soir du 13 mai 1968 sur l’impulsion de plusieurs personnalités (dont Jacques Belle et Jacques Foccart). Confiée durant deux semaines au cadet Jacques Godfrain, elle est ensuite reprise par Pierre Lefranc (délégué national) et Yves Lancien (secrétaire général). Organisatrice de la manifestation pro-gaulliste du 30 mai 1968 (avec l’aide du SAC) qui a rassemblé près de 300 000 à 500 000 personnes, son objectif est de sensibiliser et de rassembler la « majorité silencieuse » à la menace subversive qui serait à l’œuvre. La seconde est créée en septembre 1968 (bien qu’elle agissait déjà auparavant, elle est officiellement fondée en février 1969) par des gaullistes qui souhaitent unir les enseignants-chercheurs et les étudiants contre la subversion. Jacques Rougeot en est le principal responsable.
Ces différentes organisations ne sont pas toujours unies et peuvent éprouver certaines rivalités : le SAC noyaute plusieurs sections CFT, les CDR rejettent l’influence du SAC et empiètent sur leurs plates-bandes ainsi que sur celles de l’UNI. Elles parviennent malgré tout à s’entendre dans leur objectif commun, la lutte anti et contre-subversive. Pour y parvenir, elles utilisent les relais gouvernementaux et parlementaires à leur disposition. Comme l’indique le journal élyséen de Foccart, des ministres et secrétaires d’État soutiennent la répression menée par les « gaullistes d’ordre » et certains rencontrent régulièrement le conseiller élyséen entre 1968 et 1974. Il s’agit entre autres d’André Bord, Jacques Chirac, Joseph Comiti, Maurice Druon, Henri Duvillard, André Fanton, Robert Galley, Christian Poncelet et Alain Peyrefitte. François Audigier souligne les ramifications ministérielles du « gaullisme d’ordre », qui vont de la base (hauts fonctionnaires) à la tête (ministres) en passant par les conseillers. Il constate également le poids non négligeable du SAC auprès des élus UDR (30 sur 270, soit un neuvième) et la coordination mise en place entre le lobby parlementaire antisubversif et le lobby militant anti et contre-subversif en novembre 1968 (Audigier, 2003). S’appuyant fermement sur leurs soutiens politiques, les « gaullistes d’ordre » mobilisent également un réseau vaste et varié qui touche aussi bien les médias et les universités que les entreprises et les syndicats. Les CDR disposent d’adhérents influents tels les universitaires Pierre Chaunu (historien moderniste et démographe), Roger Mucchielli (sociologue ayant écrit des ouvrages sur la délinquance et la subversion, futur coauteur de la loi Liberté et Sécurité) et Georges Molinié (philologue), les journalistes Michel Anfrol, Michel Droit et Betty Durot, les syndicalistes Pierre Felce et André Lafond, etc. Des liens privilégiés existent avec le Parisien libéré et le Figaro, tandis que le journal Le Monde accordait sans difficulté des tribunes aux différentes organisations du « gaullisme d’ordre » malgré sa défiance à l’égard du gaullisme. La CFT est fortement ancrée dans les usines automobiles et certaines entreprises privées. Enfin, l’UNI s’implante progressivement sur certains campus, bien qu’elle peine à y parvenir entre 1968 et 1974 du fait d’une concurrence très rude (le GUD (Groupe Union Défense), les CDR et les gaullistes modérés lui disputant le même public). Bien que Jacques Foccart ne puisse être tenu pour seul responsable de l’établissement d’un tel réseau, il se trouve toujours à proximité, ce qui explique sa place centrale dans le schéma ci-dessous.
Figure 1 : Les réseaux du « gaullisme d’ordre »
2) Les violences militantes des années 1968-1974
La violence militante connait un véritable renouveau en France entre 1968 et 1974, avant de s’estomper progressivement sous la mandat giscardien – non sans connaître de nouveaux pics de violence (Muller, 2019). Elle touche l’ensemble des partis politiques (les extrêmes en tête), et les organisations gaullistes n’y font pas exception. Les mouvements d’extrême-gauche font énormément parler d’eux pour leurs actions coups de poing, en particulier la Ligue communiste (LC), organisation trotskiste rebaptisée Front communiste révolutionnaire (FCR) puis Ligue communiste révolutionnaire (LCR) en 1973-1974 (Salles, 2005), et la Gauche prolétarienne (GP) maoïste, qui forme par la suite d’autres organes dont la Nouvelle révolution prolétarienne (NRP) (Bourseiller, 1996). L’extrême-droite se fait elle aussi remarquer par un usage régulier de la violence physique, ce qui explique la dissolution des organisations néofascistes Occident en octobre 1968 et Ordre nouveau en juin 1973 (Lebourg, 2011). Toutefois, les extrêmes n’ont pas le monopole de la violence militante. Les organisations communistes (le PCF et ses satellites) et gaullistes s’emploient également à affronter sur le terrain leurs adversaires. Entre le 30 mai 1968 et le 18 mai 1974, les militants gaullistes sont impliqués dans 388 incidents, allant de la simple dégradation de matériel à l’homicide, en passant par les dégradations de véhicules et de permanences, les agressions et les « batailles rangées ». Ces incidents se déroulent essentiellement en période électorale (308 incidents), les enjeux politiques étant particulièrement importants à ces moments-là. En effet, les élections législatives, présidentielles et municipales ainsi que les référendums (celui de 1969 fut particulièrement tendu, contrairement au référendum de 1972 qui touche à la Communauté économique européenne) ont tendance à accroître l’intérêt des organisations politiques et de l’opinion publique. Il y a donc tout intérêt pour les militants à redoubler d’efforts pour se faire entendre et l’emporter. L’essentiel des affrontements et dégradations se déroulent dans la nuit, à l’abri des regards, pour réduire le risque d’être surpris par des membres des forces de l’ordre. L’abaissement progressif du seuil de tolérance de la violence dans la société (Mucchielli, 2008) incite peu à peu les militants à dénoncer les violences qu’ils subissent. Ce phénomène reste encore peu répandu dans les organisations extrémistes, gaullistes et communistes où le poids de l’honneur et le culte persistant de la virilité (Audigier, 2018 ; Muller, 2019) encouragent à garder le silence en dehors de situations extrêmes (blessures multiples ou sérieuses, homicide, enjeux économiques derrière les dégâts causés à des biens privés). La rareté des dénonciations et la discrétion dans laquelle ces incidents ont lieu impliquent un biais de sources évident. Aussi, les incidents relevés par la presse, les forces de l’ordre et les (sous-)préfets sont quantitativement inférieurs à ce qu’ils devraient être.
Figure 2 : Incidents impliquant des militants gaullistes (30 mai 1968-18 mai 1974)
La violence militante n’est pas un phénomène spontané mais un processus nourri par un discours et/ou une idéologie particulier. Les mouvements politiques alimentent des peurs et des rivalités que les militants retranscrivent par des gestes symboliques et physiques. Plus une organisation tient un discours tendu et soutient (voire encourage) l’usage de la violence, plus ses membres sont susceptibles de passer à l’acte. Les « gaullistes d’ordre » sont emprunts d’une idéologie antimarxiste conséquente qui ne peut que les inciter à s’en prendre (par des mots comme des coups) à leurs adversaires politiques. Les militants de gauche et d’extrême-gauche étant la source de leurs inquiétudes, ils deviennent leurs cibles principales (plus de 85% des incidents). La répartition des incidents est équilibrée, les gaullistes subissent à peu près autant qu’ils n’infligent. En revanche, la nature des incidents n’est pas toujours la même. Si les agressions et affrontements en « bataille rangée » sont équitables, il n’en est pas de même des dégradations et des homicides. Les gaullistes voient leurs biens plus souvent ciblés par les communistes et les « gauchistes », tandis que ces derniers souffrent davantage des agressions perpétrées par les premiers. De plus, les gaullistes ont causé la mort de plusieurs militants communistes et socialistes entre mai 1968 et mai 1974 (homicides involontaires), alors qu’aucun militant gaulliste n’est assassiné durant la période étudiée, à l’exception notable de Mathieu Mattéi qui fut abattu par des inconnus. Cependant, la nature de son meurtre reste difficile à établir. Chef du milieu grenoblois, il dirigeait le SAC local et fut le chauffeur de Georges Pompidou en 1967. Lorsqu’il est abattu dans la nuit du 7 au 8 juin 1968, la police est incapable de se prononcer sur la nature du crime : règlement de comptes entre mafieux ou assassinat politique (en tant que chef du SAC grenoblois, il menait les « gros bras » gaullistes sur le terrain). Les militants gaullistes s’avèrent donc plus radicaux dans leur lutte contre la « subversion marxiste » que leurs adversaires à leur endroit.
La « Tricontinentale rouge » : construction d’un discours politique anxiogène
S’appuyant sur les moyens gouvernementaux et militants à sa disposition, le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin s’efforce d’affaiblir les organisations d’extrême-gauche qu’il perçoit comme une menace réelle. Pour atteindre cet objectif, il accroît le pouvoir répressif et les effectifs des forces de l’ordre, et mobilise un discours politique alarmiste, forgeant alors le mythe de la « Tricontinentale rouge ».
La « Tricontinentale rouge » selon Raymond Marcellin
Le 14 novembre 1968, Raymond Marcellin défend l’accroissement du budget du ministère de la Défense en dénonçant les mouvements révolutionnaires. A ses yeux, il s’agit de groupements « solidaires d’une organisation internationale » à l’origine d’un « complot permanent contre la société » (Le Monde, 16 novembre 1968). Cette organisation internationale n’est autre que la « Tricontinentale rouge ». Grande obsession du locataire de la place Beauvau, elle est perçue comme une coalition rassemblant l’ensemble des mouvements révolutionnaires se réclamant du marxisme. La Chine, Cuba et l’URSS en seraient les principaux meneurs, offrant les financements et les formations paramilitaires et idéologiques nécessaires au bon déroulement de la « révolution internationale permanente » qui permettrait d’instaurer l’ordre marxiste mondial (Marcellin, 1969). Dans son livre L’ordre public et les groupes révolutionnaires, le ministre décrit longuement la tactique des militants révolutionnaires qu’il aurait percé au grand jour. Pour parvenir à leurs fins, les révolutionnaires agiraient par étape. Tout d’abord, ils se rassemblent en petits groupes pour provoquer les forces de l’ordre. Injures, quolibets et jets de projectiles non létaux (pierres, canettes) doivent pousser les policiers et gendarmes à les attaquer. La charge et la répression subies doivent permettre aux « gauchistes » de se victimiser et de diaboliser le pouvoir. Il est essentiel de se trouver en position « d’agressé » car les révolutionnaires cherchent à renverser la Ve République en la discréditant. Parce qu’ils sont victimes de « violences policières », ils peuvent utiliser les moyens de propagande à leur disposition (tracts, affiches, presse écrite, passage à certaines émissions organisées par l’ORTF) pour justifier la dénonciation de « l’État bourgeois ». Parce qu’ils sont malmenés, ils justifient l’emploi de la « légitime défense », à savoir les attaques menées à l’encontre de membres des forces de l’ordre et de tout symbole du capitalisme (banques, bijouteries, hôtels de luxe, etc.). Par ailleurs, les révolutionnaires cherchent à intégrer des ministères clefs comme l’Éducation nationale et le ministère de l’Intérieur pour noyauter le régime. L’objectif ne serait pas d’utiliser leurs positions pour renverser le pouvoir par la force, mais de corrompre le système de l’intérieur afin de la discréditer auprès de la population. Par exemple, la promotion de réformes scolaires et universitaires « gauchisantes » (cours d’éducation sexuelle, orientation politique des cours à l’université, liberté d’expression des opposants pouvant nuire à celle de la « majorité silencieuse ») (Audigier, 2019) et l’exploitation du désarroi des forces de l’ordre en prônant une opposition à certaines mesures gouvernementales. C’est en associant ce « pourrissement de l’intérieur » de l’État et une agitation-propagande qui diabolise le pouvoir en place que les révolutionnaires espéreraient faire tomber la Ve République : si la population est écœurée par le régime, elle se montrerait indifférente à toute tentative de coup d’État, voire en viendrait à la soutenir (Leblond, 2018).
Afin que la « subversion marxiste » puisse l’emporter, la « Tricontinentale rouge » ferait appel à des organisations qui la soutiendraient plus ou moins ouvertement. Ainsi, les trotskistes tels qu’Alain Krivine, Henri Weber et Daniel Bensaïd seraient des guévaristes à la solde de Cuba, les maoïstes comme des agents de Pékin, le PCF et le PS des relais de l’URSS (Marcellin, 1969, 1978, 1985). Raymond Marcellin a bien conscience des rivalités qui secouent les nombreuses organisations d’extrême-gauche. Toutefois, à l’instar du cofondateur de l’UNI Jacques Rougeot, il estime que les révolutionnaires sont avant tout des alliés objectifs qui se disputeraient des « miettes de pouvoir » et s’entredéchireraient avant tout sur la forme que doit prendre la révolution (autrement dit, comment réaliser la révolution ?). Les militants anarchistes et libertaires, et plus largement tous ceux qui avaient soutenus Daniel Cohn-Bendit, sont quant à eux perçus au début des années 1968 comme des agents chinois par Raymond Marcellin et les « gaullistes d’ordre – d’où la phrase erronée d’un tract du SAC intitulé « Cohn-Bendit, retourne à Pékin ! » et le surnom affectueux de « Dany le Rouge » que lui affublèrent les CDR (Audigier, 2011). L’interprétation des événements de mai-juin 1968 et des motivations des militants de gauche et d’extrême-gauche faite par le ministre de l’Intérieur n’est pas partagée par tous les militants gaullistes et libéraux, mais elle rencontre un écho certain auprès d’une partie des militants les plus conservateurs. Bien qu’ils n’emploient pas le terme de « Tricontinentale rouge », le SAC et les CDR partagent cette vision d’une menace internationale téléguidée par les puissances marxistes étrangères. Sans aller aussi loin, l’UNI, la CFT et l’AN pensent qu’un complot international serait bien à l’œuvre (guidé en sous-main par l’URSS ou la Chine maoïste, selon les auteurs). Par conséquent, la répression des mouvements de gauche et (plus encore) d’extrême-gauche est vivement soutenue et encouragée par l’ensemble de ces organisations gaullistes qui n’hésitent pas à apporter leur contribution (Audigier, 2009).
Fiction ou construction idéologique ?
Fantasmatique et empreint de complotisme, le mythe de la « Tricontinentale rouge » a de quoi surprendre. Si des militants d’extrême-gauche employaient bien un discours révolutionnaire, ils n’étaient pas les agents de puissances étrangères que l’on dépeignait (Buton et al, 2017). Pourtant, Raymond Marcellin semble sincèrement convaincu d’avoir affaire à des révolutionnaires travaillant pour des puissances étrangères (Leblond, 2018). Aussi, il n’hésite pas à utiliser tous les moyens à sa disposition pour endiguer la « menace rouge ». Les arrestations de militants sont nombreuses et une quinzaine d’organisations sont dissoutes sous son ministère (dissolutions ordonnées les 12 juin 1968, 27 mai 1970 et 28 juin 1973). Plusieurs dizaines d’étrangers issus de pays variés (Grèce, Allemagne, États-Unis, anciennes colonies françaises) sont expulsés pour « activités subversives » et présentés comme une preuve manifeste de la main de l’étranger dans les événements de 1968 (Rajsfus, 1998). Bien que les militants communistes et, en de rares occasions, socialistes, ont été ciblés par la répression, la place Beauvau se focalise avant tout contre les militants d’extrême-gauche qu’ils jugent plus dangereux. Les plus craints sont les maoïstes spontanées (dits mao-spontex), qui assument pleinement un usage décomplexé de la violence comme mode d’expression politique. Pour autant, ceux-ci restent peu nombreux et le PCMLF – seul parti maoïste reconnu par la Chine – n’est pas prompt à faire preuve de violence physique. Pourtant, cette organisation était perçue par Raymond Marcellin comme terriblement dangereuse sans qu’il ne puisse jamais démontrer qu’il s’agissait de maoïstes réellement violents. Tout ce qui touche de près ou de loin à la Chine est si craint que le ministère de l’Intérieur manifeste une suspicion profonde à l’égard de la diaspora chinoise et des citoyens d’origine chinoise. Cette méfiance atteint des proportions démesurées, le locataire de la place Beauvau allant jusqu’à mettre sous surveillance les restaurants chinois parce qu’ils pourraient servir de repaires d’espions, de services de renseignements secrets et de centre de propagande maoïste, comme le montre une circulaire adressée à l’ensemble des préfets métropolitains le 4 août 1970. Toujours dans cet esprit de défiance à l’endroit des militants d’extrême-gauche, Raymond Marcellin entraîne les Renseignements généraux (RG) dans la réalisation de fiches de renseignement individuel systématique. Ainsi, le fichage des militants politiques deviendrait une pratique si fréquente que le ministère de l’Intérieur atteindrait les 12 000 fiches en seulement deux années, contre 3000 au départ de Christian Foucher (Charpier, 2002). Un bureau de liaison est établi au ministère de l’Intérieur dans le but de rassembler les renseignements obtenus sur les organisations d’extrême-gauche et d’extrême-droite. Un 6e bureau est également formé à la sous-direction des affaires criminelles de la Police judiciaire afin de combattre les « gauchistes » et les militants d’extrême-droite, ce qui manifeste la volonté de criminaliser certaines activités politiques. L’historien Jean-Paul Brunet constate aussi que Raymond Marcellin manipule les mouvements contestataires, en provoquant des incidents par l’infiltration policière et en les laissant sciemment dégénérer pour mieux les réprimer :
On décrit la politique de maintien de l’ordre de Raymond Marcellin comme un système de répression musclée qui aurait consisté à laisser se développer le désordre aux seules fins de mieux le réprimer et donc, dans beaucoup d’opérations de police, de faire intervenir les forces de l’ordre avec un retard délibéré (Brunet, 1990).
Le paroxysme de la lutte anti et contre-subversive gouvernementale est atteint avec l’adoption de la loi anticasseur en 1970. Présentée sous l’appellation de loi « tendant à réprimer certaines formes nouvelles de délinquance », elle vise (entre autres) à criminaliser les manifestations politiques et sociales en rendant coupable de complicité toute personne qui se trouverait dans une manifestation qui viendrait à dégénérer (par des attaques contre des membres des forces de l’ordre, des affrontements entre groupes d’individus ou des dégradations de biens publics et/ou privés). Le slogan « les casseurs seront les payeurs » cherche à réduire les actions des manifestants d’extrême-gauche – principales cibles de la loi – à de la petite délinquance. L’idéologie est ainsi discréditée par sa criminalisation.
Les « gaullistes d’ordre » soutiennent activement les actions répressives de Raymond Marcellin. Nombre d’entre eux estiment que le ministre est l’homme de la situation, même si certains lui reprochent un usage abusif de la violence légitime (à l’instar du CDR René Marbot) tandis que d’autres trouvent qu’il ne va pas assez loin (comme l’UNI Jacques Rougeot). De fait, le « gaullisme d’ordre » construit une idéologie anti et contre-subversive relativement pragmatique : l’extrême-gauche est au sommet de ses préoccupations entre 1968 et 1970, avant de reculer peu à peu au profit des gauches communistes et socialistes. Le programme commun de gouvernement de la gauche adopté en juin 1972 fait grandir la crainte d’une victoire « socialo-communiste » par la voix légale. Les différentes organisations « gaullistes d’ordre » s’entendent sur la primauté de la menace « socialo-communiste » à compté du second semestre 1972. Cependant, le tableau des préoccupations dressé ci-dessus ne reflète pas la diversité des angoisses éprouvées par ces groupements. La CFT est nettement plus inquiétée par les communistes qui tiennent la CGT à laquelle elle est confrontée sur le terrain. La CFDT est certes composée d’éléments d’extrême-gauche, mais elle est moins influente dans les entreprises. Les CDR étant désireux de sensibiliser la « majorité silencieuse », ils axent leur propagande sur la menace « socialo-communiste dès le début de l’année 1972 (par crainte de voir l’adoption du programme commun se réaliser). Ils maintiennent leur opposition à l’égard de l’extrême-gauche (en particulier dans leurs activités contre-subversives et les discours internes), mais la manifestent bien moins publiquement. Le SAC est avant tout habitué à affronter les communistes et perd rapidement son intérêt pour l’extrême-gauche (dès 1970-1971), tandis que l’UNI s’adapte aux réalités du terrain. Selon leur influence, les communistes peuvent être davantage ciblés que les « gauchistes » (par exemple, à l’université expérimentale de Vincennes où le PCF impose sa « suprématie » dès 1970 sur le campus) ou l’inverse (comme à Caen où les trotskistes et les libertaires, bien souvent confondus, sont décriés). Les « gaullistes d’ordre » n’utilisent pas la même expression que celle de Raymond Marcellin, lui préférant le vocable plus classique de « subversion marxiste ». Néanmoins, ils partagent une vision commune de la « menace rouge », ce présumé complot international où l’ensemble des courants marxistes seraient parvenus à dépasser leurs clivages pour abattre la démocratie et la République afin d’instaurer, sur l’ensemble du globe, un nouvel ordre mondial.
Conclusion
Profondément marqués par les événements de mai-juin 1968, les gaullistes (particulièrement les « gaullistes d’ordre ») défendent vivement l’idée d’un complot international. Une fois les premières émotions passées, ceux-ci ne considèrent plus, en général, les « gauchistes » – à savoir les anarchistes, trotskistes et maoïstes – comme une menace réelle mais plutôt comme des éléments perturbateurs. Ils privilégient alors la thèse d’une menace socialo-communiste soutenue par l’URSS, notamment après la signature du Programme Commun de la Gauche en 1972. La théorie de la « Tricontinentale rouge » reste donc une théorie relativement isolée au sein de la majorité de l’époque. Seule une partie des « gaullistes d’ordre » adhérent de façon plus ou moins ouverte à celle-ci. Néanmoins, il est important de souligner qu’en tant que ministre de l’Intérieur soutenu par ces mêmes « gaullistes d’ordre », Raymond Marcellin a pu donner du poids à son idéologie en réformant profondément les méthodes des forces de l’ordre et en accroissant ses moyens et ses effectifs. Finalement, la « Tricontinentale rouge » s’avère être avant tout un discours visant à diaboliser la gauche et l’extrême-gauche. Toutefois, le poids que prend le ministre de l’Intérieur durant les six années qu’il passe à la place Beauvau va jouer un rôle non négligeable dans la perception de la « subversion marxiste » parmi les fameux « gaullistes d’ordre ». À l’instar d’une partie des membres de la majorité, Raymond Marcellin fut jusqu’à sa mort intimement convaincu de la réalité et du sérieux de la menace (Marcellin, 1990). De ce fait, aussi fictif qu’il soit, le discours sur la « Tricontinentale rouge » s’est avéré être un moteur des luttes anti et contre-subversives gaullistes, peut-être même l’un des moteurs de la construction idéologique du « gaullisme d’ordre ».
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