Clovis et Saint Louis : le roi de France, héros chrétien de l’épopée moderne
Lucien Wagner
Agrégé de lettres modernes, Lucien Wagner enseigne dans le secondaire à Troyes. Il prépare actuellement sous la direction d’Alain Génetiot une thèse sur la figure du roi de France envisagé comme héros épique chrétien dans Clovis de Desmarets et Saint Louis du Père Le Moyne, intitulée Politique du héros chrétien.
Résumé
Deux des nombreux poèmes héroïques parus en France lors de la décennie 1650 se singularisent par la façon dont le roi de France y est campé en protagoniste épique : Clovis de Desmarets de Saint-Sorlin et Saint Louis du Père Le Moyne. Les ancêtres de Louis XIII et de Louis XIV y apparaissent en nouveaux Énées chrétiens, fondant la promesse de domination universelle faite au royaume des Lys sur leur élection divine. Ces poèmes reflètent les conflits politico-culturels d’une époque marquée, au sortir des guerres de Religion, par le choc créé par le ministériat de Richelieu et la marche accélérée vers l’absolutisation. Célébrer le souverain en roi de guerre chrétien, c’était œuvrer à réconcilier un royaume déchiré, en insérant son action dans la trame d’une histoire nationale mythifiée. Loin d’avoir été une tentative aberrante et vouée à l’échec, l’épopée monarchique chrétienne du xviie siècle se plaçait à la pointe de la modernité littéraire et idéologique de son temps.
Mots-clefs
épopée, monarchie, nation, roi de France, souveraineté
Abstract
Two of the many heroic poems published in France during the 1650s describe the King of France as an epic protagonist: Clovis by Desmarets de Saint-Sorlin and Saint Louis by Le Moyne. The ancestors of Louis XIII and Louis XIV appears in these texts as the Christian versions of Aeneas. Their Divine election is a mandate for France to rule the universe. These poems reflect the politico-cultural conflicts of the end of the French Wars of Religion, a time that was marked by the rupture created by the Richelieu ministerial office and the accelerated march towards absolutization. The celebration of the sovereign as a Christian war king aimed to reconcile a torn kingdom by inserting its action into the fabric of a mythologized national history. Far from having been an aberrant and doomed attempt, the Christian monarchical epic of the 17th century stood at the forefront of the literary and ideological modernity of its time.
Keywords
epic, king of France, monarchy, nation, sovereignty
On a largement oublié, non sans quelque raison, le curieux phénomène littéraire qui s’est produit en France dans les années 1650. De nombreuses épopées à sujet historique sont parues coup sur coup : un premier Saint Louis en 1653 par le Père Le Moyne, l’Alaric de Georges de Scudéry en 1654, La Pucelle de Chapelain en 1656, le Clovis de Desmarets de Saint-Sorlin en 1657, et enfin, la version définitive du Saint Louis en 1658. Les poètes français avaient à cœur d’égaler Homère et Virgile et de concurrencer les réussites de l’Italie dans ce domaine, le Roland furieux de l’Arioste ou la Jérusalem délivrée du Tasse. La gestation de ces œuvres fut parfois longue ; certaines, La Pucelle et Clovis, avait été entreprises autour de 1635-1640. Or, la déception a été à la mesure de l’attente. Les douze mille alexandrins plus ou moins cacophoniques de La Pucelle ont longtemps fourni matière à sarcasmes à Boileau. L’échec présumé de l’épopée classique a laissé une sorte de traumatisme dans la conscience littéraire nationale et comme une secrète nostalgie : « Les Français n’ont pas la tête épique », dira quelques décennies plus tard Malézieu à Voltaire entreprenant son Henriade. Antoine Adam écrit en 1951 dans sa grande Histoire de la littérature française au xviie siècle : « En fait, aucune de ces œuvres n’est encore lisible. Aucune ne mérite même le plus timide effort de réhabilitation » (Adam, 1951, p. 59).
Nous allons essayer de lire ces livres réputés illisibles. Partons d’un principe simple de pragmatique : un même énoncé ne produit pas les mêmes effets dans des contextes différents. Qu’est-ce que chanter la gloire du roi de France, dans les années 1630-1650, en empruntant les voix d’Homère et de Virgile ? Nous chercherons à montrer que ces poètes entendent mettre l’épopée, le genre littéraire le plus archaïque, au service de la modernité politique d’un royaume en crise. Nous comparerons deux de ces poèmes héroïques, le Saint Louis du Père Le Moyne et le Clovis de Desmarets, pour analyser le geste politique qu’implique leur écriture : tous deux mettent en scène le roi de France en héros épique, mais en héros épique chrétien. Ce projet de réincarnation du vénérable genre héroïque ne va pas sans contradictions internes, qui affleurent à la surface du texte en dépit des efforts d’harmonisation idéologique des poètes.
La célébration du roi de guerre
L’action illustre d’un roi-héros
Selon Aristote, l’épopée imite une action illustre d’un seul héros (Aristote, Poétique, V, VIII). Dans Clovis ou la France chrétienne, Desmarets raconte comment le jeune roi des Francs conquiert et convertit un royaume par son baptême, puis remporte une victoire définitive sur les wisigoths ariens. Dans ce récit d’origine, l’action du héros fondateur qu’est Clovis manifeste l’élection divine de la France et atteste la promesse d’éternité qui est faite à sa monarchie, comme l’annoncent les premiers vers :
À la gloire des lis je consacre ces vers.
J’entonne la trompette, et répands dans les airs
Les faits de ce grand roi, qui sous l’eau du baptême
Le premier de nos rois courba son diadème ;
Qui sage et valeureux, de ses fatales mains
Porta le coup mortel aux restes des Romains,
Mit la Saône et le Rhein sous sa vaste puissance,
Fit tomber sous son bras la gothique vaillance,
Et faisant aux vaincus aimer ses justes lois,
Donna le nom de France à l’empire gaulois.
Grand DIEU, de qui la force en miracles féconde,
Arma les princes francs, pour affranchir le monde
Du barbare pouvoir de cent peuples divers (…) (Clovis, I, p. 93)
Saint Louis ou la Sainte Couronne reconquise s’attache aux débuts éclatants – en en occultant l’issue désastreuse – de la croisade de Saint Louis en Égypte, laseptième croisade, qui a eu lieu en 1249. Conformément aux latitudes accordées par la poétique classique, le poète transforme les données historiques et feint que le but de Louis IX ait été de reprendre aux sultans d’Égypte la couronne du Christ, alors qu’historiquement, il l’a seulement rachetée à Constantinople. Le Moyne n’écrit donc pas une épopée de fondation, mais glorifie l’apogée d’un royaume et de son meilleur roi, Saint Louis, parfait prince chrétien, œuvrant pour l’Église, obtient pour son royaume la protection divine :
Je chante un Saint Guerrier, & la Guerre entreprise
Pour oster aux Sultans, & pour rendre à l’Église,
Le Diadème Saint, que prit le Roy des Rois,
Quand pour vaincre la mort, il monta sur la Croix :
Le projet en fut grand, plus grand en fut l’ouvrage,
L’Enfer mit contre luy, ruse & force en usage : […]
Mais le Saint Roy vainquit Sultans, Monstres, Demons : […]
Et la Sainte Couronne apres cent hauts exploits,
Conquise sur l’Egypte, enlevée à ses Rois,
Fut depuis dans la France à la Tige Royale,
En guerre comme en paix, une Garde fatale […] (Saint Louis, I, p. 1-2)
Ces deux propositions initiales indiquent que ces poèmes sont indissolublement politiques et religieux, car dans les deux cas, c’est le soutien de Dieu qui fait triompher le roi dans sa croisade. Sur le modèle de l’Énéide de Virgile, les poètes fondent les prétentions nationales à l’hégémonie européenne, voire mondiale. Le roi de France est mis en scène comme un Énée chrétien, investi par Dieu d’une mission civilisatrice.
L’appel épique à la mobilisation générale
L’intérêt de cette idéologie monarchique et nationale est évident dans le contexte des décennies 1630 à 1650. Depuis les guerres de Religion, la France a connu deux régicides, celui de Henri III et celui de Henri IV. La régence de Marie de Médicis a été secouée par les révoltes des Grands du royaume. La guerre contre le protestantisme n’a vraiment pris fin qu’avec le siège de La Rochelle en 1627 et l’édit d’Alès (1629). Advient ensuite un tournant majeur, le choix opéré par le gouvernement Richelieu d’entrer dans la guerre européenne, en lutte d’abord « couverte », puis « ouverte » en 1635, contre les Habsbourg ; effort de guerre gigantesque, qui rendait nécessaire le gouvernement par « l’extraordinaire », se caractérisant par une augmentation démesurée des impôts et une brutalité toute nouvelle dans les méthodes (Bercé, 1992, p. 143-164). Les morts successives de Richelieu et de Louis XIII (1642-1643) sont suivies d’une nouvelle régence avec Anne d’Autriche et d’un nouveau ministériat, celui de Mazarin, qui débouchent, alors même que la paix n’est pas signée avec l’Espagne, sur les « troubles domestiques », c’est-à-dire la guerre civile, la Fronde des parlementaires puis celle des Princes (pour une vue d’ensemble sur la période, cf. Bercé, 1997). Ce bref rappel peut nous faire comprendre les rapports de ces deux épopées avec l’actualité : en célébrant l’action de Clovis, roi qui rassemble et qui convertit, Desmarets lance un appel évident à l’unité des différents ordres du royaume. À travers l’image des Wisigoths terrassés, l’auteur glorifie en outre la victoire de Louis XIII sur l’hérésie protestante. Le Moyne, lui, moins directement en prise sur l’actualité, insiste sur la pérennité du rôle international de la France ; en choisissant comme sujet les exploits de Saint Louis croisé, il rappelle la vocation du royaume des lys à la lutte contre tous les ennemis du christianisme, vocation impliquant l’unité du royaume autour du Très Chrétien et sa prééminence européenne.
Mais plus encore que le sujet même, c’est le choix du genre de l’épopée, poème de guerre, qui est décisif. À l’heure de la guerre de Trente Ans, l’épopée appelle en effet à la mobilisation générale. Comment mieux épouser l’idéologie de Richelieu, qui entendait selon son mot célèbre « réduire les sujets du roi en leurs devoirs » ? Dans le poème héroïque, chacun se dresse avec enthousiasme contre le péril commun et coopère pour le salut collectif. C’est ainsi que le lieu commun épique du dénombrement des armées, qui remonte au catalogue des Achéens du livre II de l’Iliade, est investi d’une forte charge idéologique au début du troisième livre de Clovis. Le jeune roi, après avoir échoué à enlever la princesse Clotilde, retrouve avec émotion ses troupes :
Tout se range et s’arrête, et les pelouses vertes
D’une moisson ferrée à l’instant sont couvertes.
Le monarque en son sein sent de charmants plaisirs
Voyant l’amas guerrier qui, prompt à ses désirs,
Peut […] du vaste univers lui conquérir l’empire.
Aux uns d’une louange il hausse la fierté.
Un seul mot vaut un sceptre à leur cœur indompté.
D’une honte il punit les armes négligées.
Content il voit l’orgueil de ses troupes rangées.
Il les tourne, il les change en bataillons divers. (Clovis, III, p. 138)
Ce lieu commun attendu prend un sens nouveau dans le contexte des années de crise de la France de 1630 à 1650 : la revue des troupes manifeste l’obéissance fantasmée d’un royaume de sujets enthousiastes. On retrouve dans le cinquième livre de Saint Louis un usage comparable de ce même motif épique, insistant sur l’unité du royaume marchant derrière son roi et se pliant, là encore, comme un instrument à ses moindres volontés :
…l’Oriflamme escortée […]
Marche devant Louis, suivy de cent Barons […].
Son port, son mouvement, sa mine, son visage,
D’une haute maniere expriment son courage.
Son air a de la force, & de la dignité ;
Sa grace se répand avec authorité ;
Il conduit du regard, du regard il commande,
Et son geste établit l’ordre dans chaque bande (Saint Louis, V, p. 135)
L’épopée, en dépeignant un royaume uni, avançant vers la victoire, aspire à réconcilier tous les sujets derrière le roi-héros, incarnation de l’État et champion de l’Église.
Le roi magnanime en héros guerrier
Le début du xviie siècle a vu se multiplier révoltes et « mécontentements » nobiliaires, qui allaient jusqu’à la prise d’armes. La noblesse d’épée sentait en effet son statut mis en péril, à la fois par la montée des offices et par l’accaparement de la faveur royale, notamment par les premiers ministres, Richelieu ou Mazarin. Le roi devenant « prince absolu » (Jouanna, 2014) s’éloigne de leur vue, comme le rappelle Joël Cornette (Cornette, 1993, p. 177-181), alors que l’idéal de la « vertu » nobiliaire résidait justement dans l’exploit guerrier accompli sur le champ de bataille sous les yeux même de son prince. Prétendant s’opposer à la marche forcée vers l’absolutisme, revendiquant une place plus importante dans l’État, les Grands du royaume ont comploté à de multiples reprises contre Richelieu. Ils gardaient à l’esprit le modèle mythifié d’une monarchie « mixte » ou « tempérée » par les corps intermédiaires (Jouanna, 1989). Dans ce contexte, la mise en scène par nos poètes du roi de France en roi de guerre renoue fictivement le lien entre l’État royal et la noblesse, et vise à nier que se soit affaibli le lien traditionnel de proximité et d’amitié qu’entretenaient le roi et les grands du royaume. Cette relation privilégiée entre le roi et son aristocratie guerrière est particulièrement sensible dans le début du livre III, que nous avons déjà cité ci-dessus. En l’absence de Clovis, l’armée des généreux Francs était comme annihilée ; son retour en personne la ramène à la vie. Le guerrier se nourrit de la proximité sensible de son roi :
Les troupes de Français, du Rhin victorieuses,
Attendaient leur grand roi, […]
Et déjà paraissait la brigade avancée
Sur la rive d’un bois par le prince laissée,
Dont le chef languissait d’impatients soucis,
Lisois, source du sang des grands Montmorencys,
Lisois qui répandit sur son illustre race
Sa vertu, sa beauté, l’esprit, la belle audace
Et la bouillante ardeur de courir aux exploits
Et d’immoler sa vie à l’honneur de ses rois.
De regards de Clovis la bande ranimée
Va rejoindre avec lui sa triomphante armée […]
Pour embrasser ses chefs, le prince s’arrêtant
Feint, malgré ses ennuis, un visage content… (Clovis, III, p. 131)
Les sujets-soldats attendaient le roi avec impatience, tout comme Lisois, incarnation de l’aristocratie, qui dans son dévouement inconditionnel est prêt à tous les sacrifices. Quant au monarque, son regard « ranim[e] » ses hommes, leur redonne vie. Lui-même prend soin d’exprimer le sentiment qu’il leur doit en se composant un « visage content ». On voit ici combien l’affection partagée est un mode de relation politique, selon l’idéologie nobiliaire traditionnelle (Jouanna, 1989, p. 65-90). L’épopée moderne, ici encore, entend réconcilier paradoxalement formes politiques anciennes et nouvelles, et suturer les blessures de l’histoire. Les relations entre roi et aristocrates sont idéalisées, au moment même où, dans le monde réel, ils se déchirent plus que jamais.
L’épopée célèbre depuis l’Iliade les valeurs aristocratiques d’honneur et de gloire. Le roi de France, selon l’adage traditionnel, « tient son royaume de Dieu et de son épée », et n’est autre que le meilleur guerrier du royaume. Selon l’idéologie nobiliaire, le roi est au fond le premier aristocrate, devant qui s’inclinent tous les porteurs d’épée. Il donne l’exemple de la vertu militaire : « Aussitôt dans les eaux le premier [Clovis] s’élance, / Et leur montre le gué, qu’il sonde avec sa lance. / Tout le suit à l’envi… » (Clovis, XIII, p. 303). Dans les nombreux récits de batailles qui ponctuent nos poèmes, la valeur guerrière du roi fait l’objet de toutes les hyperboles : « Le monarque, au mépris de cent piques baissées, / Pousse enfin son coursier sur les rives forcées, / Couche du long sapin trois gendarmes à bas, / Puis il arme sa main d’un large coutelas. / Il enfonce, il foudroie, il tranche et bras et têtes » (ibid.). Saint Louis est invincible comme Clovis : « Le Roy fait de sa part d’incroyables efforts ; / Il met la Mer en sang, il la comble de morts ; / Et la vague sous luy colorée & fumante, / Du feu de son courage encore semble ardente » (Saint Louis, II, p. 65). On se rappelle ainsi comment les victoires militaires de Henri IV, celles d’Arques ou d’Ivry, n’ont pas peu contribué à établir sa légitimité. L’une des fonctions du poème héroïque des années 1650 est donc de rassurer le lectorat nobiliaire. Il offre une vision traditionnelle et idéalisée des relations entre souverain et noblesse – amitié admirative, contact direct, reconnaissance et fidélité – à l’heure même où ces formes anciennes sont remises en question. Desmarets et Le Moyne affirment en quelque sorte au lectorat noble que le « prince absolu », transcendant et impersonnel, ne s’est pas substitué au généreux chef de guerre qui leur était si proche. Le roi de France est toujours le roi de guerre ancestral, le chef magnanime dont ils ont besoin. La fiction politique de l’épopée ici joue un rôle idéologique de déni, à la destination d’un groupe social qui se sent menacé dans ses prérogatives et son identité.
Contradictions internes de l’idéologie épique
La transfiguration du roi de France en héros épique, sur le modèle d’Énée, vise donc à célébrer la gloire de celui-ci, dans le contexte troublé du premier xviie siècle. Mais cette opération de superposition de l’archaïsme épique au contexte inédit de la « naissance dramatique de l’absolutisme » ne va pas sans poser quelques problèmes. En effet, malgré tous leurs efforts, le modèle traditionnel du roi de France comme prince chrétien est loin de coïncider avec celui du héros épique de l’Antiquité, et pas davantage avec le nouveau modèle du « prince absolu ». La tentative de réconcilier le passé du royaume avec son présent, au prix d’un déni des ruptures historiques effectives, risque de produire un retour du refoulé idéologique. Trois tensions principales dans nos textes sont décelables, se situant entre l’idéologie épique, la politique monarchique et la foi chrétienne. Tout d’abord, la théorie politique moderne de la souveraineté entre en collision avec l’héroïsme épique, d’essence aristocratique, fondé sur la prouesse individuelle. Deuxièmement, comment concevoir une politique catholique après les guerres de Religion ? Nos poèmes chantent la croisade à l’heure même où ce vieil idéal tourne à la chimère. En France s’affrontent impitoyablement les « Politiques », tenants d’une sécularisation de la politique, et les dévots, défenseurs d’une rechristianisation de la politique. Enfin, comment concilier l’impitoyable héroïsme guerrier et la foi et la charité chrétiennes : imagine-t-on Achille chrétien ? Et ce, en particulier à l’heure de la Contre-Réforme, lors même que les dévots et l’État multiplient les efforts pour discipliner la noblesse et son idéologie chatouilleuse et sanglante de l’honneur (Constant,2007, p. 17‑39).
Une politique héroïque ?
La représentation du roi en aristocrate premier guerrier du royaume est frappée d’obsolescence évidente par les développements les plus récents de la théorie de la souveraineté. Depuis La République de Jean Bodin (1576), la souveraineté est conçue comme un pouvoir perpétuel, indivisible, absolu. Les nobles deviennent des sujets parmi d’autres. Le roi moderne détenteur de la souveraineté devient un « prince absolu » sans le moindre égal ; il n’est plus le plus puissant, il est le seul à détenir la puissance (Hildesheimer 2000, p.10-11). Dans le cadre littéraire de l’épopée, le roi doit-il donc être représenté comme le chef des magnanimes selon la tradition féodale, ou bien en souverain moderne ? Face à ce dilemme, nos textes ne tranchent pas. Ils superposent, parfois alternent les deux figures.
Ainsi, au chant X du Saint Louis, un débat étonnant s’élève dans l’armée. Un dragon terrifie les croisés. Louis, furieux contre la pusillanimité de ses hommes, déclare qu’il ira seul l’affronter. Aussitôt, levée de boucliers : on ne peut laisser le roi s’exposer au danger. Louis insiste. Le débat occupe de très longues pages, et engage nombre d’orateurs et d’arguments ; et encore faudra-t-il une intervention divine pour convaincre le roi de renoncer. Or, il y a là une étrangeté : non seulement, la discussion semble s’étendre inutilement, mais surtout on ne comprend pas bien l’insistance générale à épargner le sang du roi, alors même que dans tout le reste du récit celui-ci, lors des batailles, se bat au premier rang sans que personne y trouve à redire.
Cette apparente incohérence s’éclaire si on se rappelle la récente mort du roi de Suède Gustave-Adolphe lors de la bataille de Lützen en 1632 (Cornette, 1993, p. 182-184). L’épisode du dragon devient l’occasion de mettre en scène un débat idéologique contemporain. La question de savoir si le roi a le droit, ou le devoir, de participer au combat est ainsi d’une actualité brûlante. Joël Cornette consacre un chapitre de son ouvrage Le Roi de guerre à la correspondance de Richelieu avec Louis XIII en 1635 dans laquelle le ministre tente par tous les moyens de dissuader le roi d’exposer sa vie sur les champs de bataille (Cornette, 1993, p. 196-199). Il s’agit d’une crise dans l’évolution de la figure du roi : du roi de guerre féodal ou du roi chevaleresque conçu par la Renaissance comme l’était François Ier, on passe au roi souverain absolu, tendant à se confondre avec l’impersonnalité de l’État. Dans l’extrait ci-dessous, Châteauroux, le légat du pape, défend la thèse selon laquelle le roi doit régner par le « sens », c’est-à-dire la pensée et la sagesse, et discrédite la gloire chevaleresque ; Louis lui rétorque qu’il entend au contraire rester fidèle à la tradition chevaleresque française :
Chasteauroux Envoyé de la triple Couronne,
Authorisé du droit que la Pourpre luy donne,
Represente à Louys ; que du Sens & du Cœur,
Divers sont les emplois, diverse est la valeur :
Que s’il veut conquerir, il doit mettre en usage,
Le sens plus que les bras, & plus que le courage : […]
Et puis, ajouste-t-il, les Testes souveraines,
Qui regnent sur le cœur des Fortunes humaines,
Sont d’un ordre trop haut, pour les petits Lauriers,
Que la Gloire dispense au commun des Guerriers. […]
Je sçay, répond Louys, de la Lice des Rois,
Les rigoureux devoirs, & les severes loix :
Mais aussi sçay-je bien, jusqu’où va la carriere :
Je n’en connois pas moins le but que la barriere :
Et la Gloire, dit-on, jamais n’y couronna,
Que ceux que par le sang la Valeur y mena. (Saint Louis, X, p. 284-286)
Il est remarquable que ce soit Louis qui refuse de renoncer à son rôle épique et guerrier : encore une fois, le roi de France est dépeint comme attaché aux traditions aristocratiques, et récusant le rôle de monarque absolu. Le fait qu’au cours du poème, le Saint Louis du Père Le Moyne tantôt se bat comme Achille, tantôt se voit interdire le péril chevaleresque à son corps défendant, s’explique par une sorte d’indétermination, de balancement idéologique sans doute plus ou moins conscient chez le poète lui-même.
C’est ainsi que de façon analogue chez Desmarets, on voit parfois apparaître le « prince absolu » en Clovis, perçant sous l’image prédominante du roi-chevalier. Au livre XII, le bouillant Lisois veut défendre sa bien-aimée, la princesse païenne Yoland, accusée de meurtres, et se prévaut de son statut de Grand pour obtenir l’attention du monarque. Mais c’est alors que le narrateur caractérise Clovis en auguste roi de justice :
[Lisois] pique vers Clovis, précipitant son cours,
Occupe son oreille et prévient leur discours.
De l’escorte enflammée il blâme l’insolence,
Et prépare son cœur à venger l’innocence.
On les offre au grand roi, qui rendait aux François
Ses justes jugements selon leurs vieilles lois. (Clovis, XII, p. 283)
Lisois à son grand dépit ne rencontre pas ici en Clovis le chef des aristocrates magnanimes dont il était si proche, mais le « prince absolu », transcendant, que le narrateur amalgame par ailleurs avec l’image traditionnelle du roi de justice médiéval, en faisant de son protagoniste le dépositaire de l’héritage monarchique national – représentation habile qui est là encore une tentative de la part du poète de rattacher à une tradition politique les développements idéologiques les plus récents. Le poème héroïques des années 1650 se caractérise donc par une tension interne entre le héros épique, d’essence aristocratique, et le nouveau souverain de type absolutiste.
Une politique chrétienne ?
Dans l’Ancien Régime, la monarchie est chrétienne ; mais différents types de politique chrétienne sont envisageables. Après les guerres de Religion, qui ont entraîné en France la coexistence inouïe entre catholiques et protestants, se pose la question de l’évolution de l’État monarchique et de son rôle. Les héritiers des Politiques de la fin du xvie siècle pensent que celui-ci doit assurer la paix civile en tant qu’arbitre, et préfigurent l’idée moderne de neutralité de l’État, alors que les dévots estiment que la reconquête catholique doit être la priorité (Thuau, 2000). Caroline Maillet a explicité l’idéologie politique des dévots, qui a été longtemps caricaturée par l’historiographie traditionnelle : les dévots ont une vision paternaliste de la monarchie et refusent absolument toute délégation de pouvoir à un ministre. Ils sont avant tout des adversaires résolus du régime ministériel de Richelieu et peuvent être considérés comme des absolutistes rigoureux (Maillet-Rao, 2015).
Ces différentes tendances sont lisibles à travers l’opposition entre Clovis et Saint Louis, qui proposent deux visions différentes du roi idéal, comme on peut aisément s’en apercevoir à travers la première image que les livres donnent de leur protagoniste. Chaque livre des épopées des années 1650 était en effet illustré d’une planche gravée :si on compare les premières représentations des deux héros dans leurs poèmes respectifs, le contraste est flagrant. La gravure du livre I de Clovis montre un héros-chevalier, sauvant une Clotilde innocente des griffes de son oncle meurtrier. Il est accompagné de son fidèle Aurèle, l’ancêtre de Richelieu, qui l’aide à déjouer les forces du mal ; forces maléfiques ici figurées par la tempête, la forêt et le château périlleux du sorcier païen Auberon. Clovis est un chevalier passionné, en mouvement, qui lutte avec ses auxiliaires sur le chemin du salut. On peut déduire qu’ici est représenté un idéal monarchique tenant à la fois de l’ancien temps par l’image du roi-chevalier, et une monarchie ministérielle, en la personne d’Aurèle, figure typologique de Richelieu.
Représentation de Clovis en roi-chevalier
François Chauveau, « Clovis et Clotilde en fuite sous l’orage », dans Clovis ou la France chrestienne, Paris, Augustin Courbé, 1657, Bnf – Gallica.
Tout au contraire, Saint Louis met en scène un souverain solaire qui se rapproche bien plus de l’idéal dévot, dans le sens établi par Caroline Maillet-Rao. Des ambassadeurs sarrasins se présentent au roi. Après avoir traversé le désert, ils entrent successivement dans le camp, puis dans la tente royale, au centre de laquelle trône Louis, entouré de ses barons. Ce dernier, placé donc au centre de plusieurs cercles concentriques, apparaît, aux yeux mêmes de ses ennemis stupéfaits, dans une gloire sans pareille, souverain hiératique et néoplatonicien. Il éblouit à la fois dans l’excellence de sa vertu guerrière, mais aussi par analogie avec le soleil ordonnateur de l’univers :
Aussi-tost, par son ordre introduits au Conseil,
Ils admirent du lieu le superbe appareil ;
Le Cercle des Seigneurs qui le Prince environne ;
Et plus que les Seigneurs le Prince les étonne.
Aussi plus grand de soy, que de sa Royauté,
Il les passe en merite autant qu’en dignité :
Et pour une Vertu si sublime & si pure,
Le Thrône mesme est bas, & la pourpre est obscure.
Comme dans ce Palais, où les celestes feux,
Composent un Senat roulant & lumineux,
Le Soleil distribuë à chacun la lumiere,
Selon qu’il a plus longue ou plus courte carriere :
Il donne aux uns l’éclat, aux autres l’action,
Il regle leurs emplois par son impression :
Et de tant de beaux corps, qu’il nourrit de ses flames,
Sa chaleur est l’esprit, ses rayons sont les ames :
Ainsi, de son Conseil, le Monarque François,
Est la gloire & la force, est le cœur et la voix. (Saint Louis, I, p. 14-15)
Cette comparaison épique est particulièrement complexe, puisque ce n’est pas seulement le roi qui est comparé au soleil, mais c’est aussi le soleil régissant les astres qui est lui-même décrit sur le modèle de la souveraineté royale ; la royauté est sacrée car l’univers est organisé comme une monarchie, l’univers est une monarchie. Tel est l’ordre divin voulu par Dieu, dans la vision religieuse paternaliste de l’absolutisme dévot. L’épopée met en figures les incertitudes politiques de son temps et la pluralité des idéologies.
Représentation de Saint Louis
François Chauveau, gravure illustrant le livre I de Saint Louys ou la Sainte Couronne reconquise du Père Le Moyne, Bnf – Gallica.
Un héroïsme chrétien ?
La foi religieuse et la charité sont-elles vraiment compatibles avec la quête de gloire personnelle, qui est consubstantielle à l’épopée ? C’est Le Moyne qui pose le problème dans toute sa rigueur : certes, Louis se bat en héros magnanime et invincible comme Achille. Il tient de fougueuses harangues guerrières, en appelle à la pure gloire épique : « Souvent la courte vie est la plus grande en gloire ; / Et de la prompte mort, naist la noble mémoire. / Pouvons-nous élever plus haut nostre vertu / Que sur tout l’Orient à nos pieds abatu ? » (Saint Louis, VII, p. 196). Mais la plupart du temps, Le Moyne met en avant un héroïsme de la patience : qu’importe la victoire, ce sont la souffrance et le martyre qui font le héros chrétien, et non pas le fait de verser le sang. L’humilité est de mise pour le soldat ; lors de l’entrée dans Damiette, toute la gloire est reportée à Dieu :
Le Roy marchoit apres pieds nuds & teste nuë,
Le front bas & la mine en respect retenuë : […]
A l’exemple du Roy les Princes & les Grands,
Se deffont de l’orgueil commun aux Conquerans.
Tout le Camp qui les suit d’une modeste allure,
Sans barde, sans cimier, sans plume & sans houssure,
Fait voir ce que jamais on ne vit sous les Cieux,
Des Braves sans fierté, d’humbles Victorieux :
Et par une celebre & nouvelle alliance,
Accorde le Triomphe avec la Penitence. (Saint Louis, III, p. 90)
On assiste donc au spectacle paradoxal d’un héros guerrier humble, déposant tout « orgueil » épique. Le Moyne en effet a choisi la septième croisade, qui fut un désastre militaire, ce qu’on lui a beaucoup reproché. Pour sa défense, il affirme dans son traité sur l’épopée qui fait office de préface, qu’on ne peut être un grand héros sans beaucoup souffrir. Cette idée est illustrée par le point culminant de son poème héroïque, le livre VIII. Louis est guidé par l’archange Michel à travers le ciel jusqu’au paradis devant Jésus-Christ, qui lui offre le choix entre trois couronnes : celle de l’empire d’Occident, celle de l’empire d’Orient, et la couronne d’épines du martyre chrétien. Sans hésiter, Louis saisit la dernière. Dès lors, l’échec final de la croisade militaire est non seulement justifié, mais nécessaire ; l’échec selon les valeurs terrestres correspond à un triomphe céleste. Ayant abouti à la reconquête de la Couronne d’épines, la croisade a assez triomphé. Le modèle du roi de guerre comme héros chrétien est donc paradoxal, car il induit une faille au cœur du système de valeurs épiques, en creusant un écart entre gloire épique et gloire chrétienne.
Le poème héroïque des années 1650 se nourrit, en tant que fiction politique, de la figure du roi de France, qui est elle-même une fiction politique. Mais cette fiction politique royale constitue l’imaginaire instituant, selon le concept de Cornelius Castoriadis, de la politique d’Ancien Régime. Considérés selon leur logique propre, ces fictions politiques ne relèvent donc pas de la pure propagande. Richelieu, simple ministre, avait un cabinet de propagande, il avait à travailler une opinion publique penchant à l’hostilité ; le roi de France, au xviie siècle, est légitime, en tant qu’il est roi sacré, plus sacré que jamais, et nul ne remet en cause sa légitimité. Le roi de France est ici objet non d’une propagande mais d’une foi. Le poème héroïque des années 1650 entend célébrer cette gloire du roi, héros chrétien des temps modernes, héros chrétien successeur des vieux héros épiques, dépassant les héros antiques en tant que héros chrétien. Par lui s’affirment la gloire et la modernité de la nation française. C’est cette fusion de l’ancestral et du modernisme qui nous déconcerte dans les épopées françaises du xviie siècle, et nous les rend pour ainsi dire illisibles. Le poème héroïque n’est donc dans les années 1650 en rien une entreprise réactionnaire, c’est une tentative originale, qui a donné lieu à quelques réussites poétiques. La question que ces poèmes posent en tant que fictions politiques est avant tout celle de la réconciliation autour de la figure mythifiée d’un souverain solaire. Ils offrent la vision rêvée d’une modernité politique s’inscrivant dans la continuité des grands mythes et des représentations nationales. À vouloir réconcilier et donc contenter tout le monde – roi, Grands, dévots, mais aussi mondains et érudits lecteurs de l’épopée – leur synthèse complexe et fragile n’a pas survécu à leur temps. En tout cas, ces poèmes ne sont pas les froids produits de laboratoire que les critiques ont conspués ; ils ont mis une authentique expérience de l’enthousiasme poétique au service d’une imagination débridée. Les Français aussi ont la tête épique.
Bibliographie
Sources primaires
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Sources secondaires
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JOUANNA Arlette, 1989, Le Devoir de révolte, Paris, Fayard.
— 2014, Le Prince absolu, Paris, Gallimard.
MAILLET-RAO Caroline, 2015, La Pensée politique des dévots Mathieu de Morgues et Michel de Marillac. Une opposition au ministériat du cardinal de Richelieu, Paris, Honoré Champion.
THUAU Étienne, 2000, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu [1966], Paris, Albin Michel.
